LA GAZETTE DE L'A.R.B
Anyvonne Restaurant Bar
 
La Guyane Française - Journal de bord
N°10 - Novembre 1999

 
Introduction

La Guyane, c'est quoi pour vous qui n'y êtes jamais venus? 
Dans le désordre:
- Un des quatre vingt dix et quelques départements français?
- Un centre de lancement de fusées et de satellites?
- Un bagne?
- La forêt tropicale? humide? avec des bêtes pas sympathiques???
Quelque case que vous ayez cochée, vous avez un peu raison. C'est un peu tout cela. Et quand, comme Anyvonne, on ne s'intéresse pas vraiment à la recherche spatiale, que l'on craint l'humidité et les bestioles pas sympas, l'enthousiasme n'est pas au rendez-vous.
Enfin, c'est un territoire français. Donc une source de facilités pour régler quelques vieux problèmes de banque, de santé, de courrier, de vivres "typiques" (comme le pâté Hénaff).
Et on les réglera. Avec parfois quelques surprises: Le courrier dont on croyait naïvement qu'il arrivait à destination sous 3 jours, comme partout en France, est supposé prendre ici  2 semaines pour faire le parcours. L'océan Atlantique est large, finalement. Ou alors nos lettres arrivent, elles aussi, à la voile. En fait, elles mettront une semaine. Ne soyons pas mauvaises langues!
Nous arrivons donc ici avec un esprit très volontariste de gens pressés: "On va régler tout ça vite et bien, en une semaine maxi" .Il nous faudra bien déchanter, s'adapter, attendre.Il nous en coûtera finalement deux semaines. Nous en profiterons pour visiter un peu le pays et nous ne le regretterons pas.

Cayenne et ses environs (carte)

Degrad De Cannes

Un port de commerce au milieu de rien et une administration plutôt conciliante....
Nous arrivons le 9 juin en fin  d'après midi à Dégrad des Cannes. Situé à l'embouchure du fleuve Mahury  c'est le port de commerce de Cayenne, dont le centre se trouve à 15 kilomètres de là. Après avoir parcouru un chenal rectiligne, long de près de 4 milles et dragué régulièrement à 5 mètres, à travers des fonds de vase couverts par moins d'un mètre d'eau;nous laissons sur tribord le quai des gros navires pour découvrir quelques pontons tout neufs et vides. (enfin seulement occupés par quelques pêcheurs à la ligne locaux). Perplexité. 
Des pêcheurs nous expliquent que « les travaux d'aménagement de la marina (parking, eau, électricité, bâtiments d'administration) sont en cours, que ce n'est pas terminé. Et que donc c'est interdit aux bateaux. Et qu'en plus ce n'est pas sûr, parce qu'on y vole beaucoup... Vous savez, avec tous ces réfugiés clandestins » .
Nous y resterons tout de même la nuit et nous ne serons ni dévalisés, ni expulsés.
Le lendemain matin, notre bonne volonté à régler les problèmes administratifs sera vite récompensée. En nous rendant à pied au port de commerce pour y rencontrer les autorités, nous apprenons que le 10 Juin est l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage en 1848 et que c'est ici un jour de fête férié et chômé.
Nous y trouverons tout de même un "commandant du port" qui passait là par hasard, sera très ému de notre zèle citoyen et nous conseillera d'aller mouiller plus en amont. Il prend note du nom de notre bateau et nous apprend que ce seront là les seules formalités obligatoires à Cayenne.
Plutôt contents nous remettons en route vers l'amont du fleuve. La remontée est vraiment très belle: Ciels orageux, grains pluvieux à ne plus voir les berges, orée de forêt apparemment impénétrable, cris d'oiseaux. On y est, on côtoie enfin la Vraie Jungle!!!

Stoupan

Un mouillage au milieu de pas grand chose, mais surtout loin de tout....
Une douzaine de voiliers est mouillée là, au milieu du fleuve, sur des corps morts. Ils sont plus ou moins verdâtres et sont tous habillés en "bateau ventouse": des tauds hauts, longs, larges et plus ou moins fixes qui recouvrent largement les ponts. 
Ici, c'est un mouillage de longue durée.
Rien autour, que la jungle et une base d'entraînement du 9ème RIMA. Un point d'eau aussi, qui explique la profusion de voiliers. Plus loin, au bord de la route, un fabricant de pain industriel qui déteste paraît-il les "métros" et plus particulièrement les voileux.
La plus proche cabine téléphonique se trouve à 2 kilomètres, dans le bourg de Roura.
Une petite route en cul-de-sac permet de rejoindre, à deux ou trois cents mètres, la route qui relie Roura à Cayenne.
A 30 kilomètres de Cayenne, au fond d'une rivière, sans transports en commun, sans téléphone. Le désespoir nous guette et notre optimisme pour régler nos problèmes en un clin d'oeil fond quelque peu.
Et puis il pleut.
Question: « Pourquoi les voiliers au mouillage remontent-ils tous leur annexe la nuit, en enlevant le bouchon de vidange? »
Réponse: « Parce que dans la nuit, la pluie remplit complètement ladite annexe et que si elle n'est pas gonflable, elle coule. Et que de toutes façons, le moteur baignerait dans l'eau. » 
Sans commentaire.

Contacts radios 
Tout se ligue pour nous remonter le moral...
Les liaisons radio que nous continuons d'entretenir avec quelques bateaux amis nous apprennent une nouvelle qui nous navre:
Galapiat, ce bateau avec l'équipage duquel nous avions assisté au carnaval de Salvador, a coulé. Il faisait partie du rallye des Iles du Soleil et était passé par ici fin mars. Peu après avoir quitté la Guyane, il a heurté en pleine nuit un corps flottant non identifié, au large du Suriname. La voie d'eau qui s'est ouverte dans sa coque en acier n'a pas pu être étanchée et il aurait coulé en quelques minutes. L'équipage complet a été récupéré dans son canot de survie par un pétrolier, après avoir déclenché sa balise de détresse. 
Si on peut parler de fin "heureuse", nous imaginons la détresse de ces gens qui avaient passé dix ans de leur vie à construire ce bateau.
Qu'ils en retrouvent un autre au plus tôt!
Cette nouvelle nous est confirmée par Fabien, un voisin de mouillage. Elle est même aggravée d'une autre:
Méaban, un Sun Fizz du même rallye, avec l'équipage duquel nous avions aussi sympathisé, a été victime d'une collision avec un cargo, peu après avoir quitté la Guyane. Moins dramatique, cet accident a épargné le bateau mais a causé quelques dégâts dans la mâture. Une barre de flèche a semble-t-il été arrachée; mais le mât ne serait pas tombé. Il semblerait qu'une réparation de fortune (qui a du être acrobatique) ait permis à Jean et Christiane de poursuivre leur route.

Excursion à Cayenne

Où il n'est point nécessaire d'espérer pour entreprendre...

Le vendredi 11 Juin, nous reprenons courage et débarquons vers 9 heures pour essayer de rejoindre Cayenne. Il est trop tard pour être emmenés par les "locaux" du mouillage, qui partent travailler vers 7 - 8 heures. 10 minutes de stop sur la route Roura-Cayenne et nous voilà embarqués par un préretraité du service des eaux de la ville de Paris. Sympa et assez bavard, il nous renseigne un peu sur l'endroit et nous dépose en plein centre ville.
Et là, on retrouve la France avec sa "maison de la presse" (mais très chère), sa terrasse du café des palmistes (cher aussi), ses magasins de mode.
On flâne dans des rues. En essayant d'y trouver de l'intérêt.
On croise des gens qui paraissent moroses, peu avenants et pas souriants. Ca change du Brésil et du Cap Vert.
Les seuls sourires (commerciaux) que nous croisons sont ceux des commerçants chinois qui jalonnent les rues, monopolisent le  commerce de "quincaillerie-épicerie-bazar-plastiques" et semblent constituer le coeur de la vie économique locale. Ce magasins sont ouverts toute la journée, contrairement aux autres qui ferment entre midi et quinze heures.
Est ce notre « bonne culture française » qui réussit à rendre triste et terne un peuple qui partout ailleurs est plutôt gai et accueillant?

...Ni de réussir pour  persévérer...

Allez, courage. Cherchons La Poste. On nous avait indiqué à Récife l'adresse de la poste principale et c'est là que nous avons fait expédier notre courrier, Poste Restante. C'était oublier que nous étions à pied. Ce bureau est situé à la sortie de la ville. 3 kilomètres d'avenue rectiligne sans beaucoup d'ombre (il y a pourtant un bureau superbe en plein centre ville). Nous n'y arriverons pas avant midi 10 et l'angoisse nous prend en chemin: Et si ça fermait entre midi et deux. La Poste est en vue et Ouiiiiii, c'est ouvert! Mais pas de courrier. L'équipage est un peu déprimé. Il n'avait pas prévu de rester ici 3 semaines. Anyvonne imagine déjà les branchies lui pousser, au fond de sa rivière d'eau marron en cul de sac. 
Gérard sauve le moral des troupes en suggérant de louer une voiture la semaine prochaine et d'aller visiter le pays.

Mais en attendant, il nous  faut décrypter l'organisation des transports en commun
On retourne donc en ville pour préparer notre retour en bus de ce soir. Les minibus sont stationnés au bord du canal, près d'un marché aux poissons très odorant. Ceux qui déservent Stoupan ne sont pas légion.
Nous nous renseignons auprès des chauffeurs présents:
- Un bus pour Stoupan??? Y en a un qui vient de partir...
- AH!!!.... Il y en aura un autre?
- Mmmouais.... Peut être...
-Vers quelle heure ???
-Sais pas....
-Plus tard??..
- Oh oui.... Sans doute....
-Vers 16 heures???
-Peut être...
-Plutôt vers 17 heures???
-C'est possible...
Ca y est, on a retrouvé le côté africain de la Guyane, tout n'est pas perdu! On est revenu au Cap Vert: "On partira peut-être. Quand on sera plein..."
On reviendra donc vers 16 heures 30 pour surveiller le bus qui irait vers Stoupan. 
Un Leader Price, à côté nous permettra de faire quelques courses. 
Et l'attente commence.
Un chauffeur:
-Le bus pour Stoupan??? Je ne l'ai pas vu
Un autre:
-Il est parti il y a une heure
-Mais il va revenir?
-Oui, sans doute. Je ne sais pas. C'est un bus vert.
Et pendant ce temps là, plein de bus partent vers Matoury qui est un gros bourg situé à mi chemin de Stoupan.

Une organisation qui réserve quelques surprises, et quelquefois  des bonnes

Décidés à sauver les meubles, on monte dans un bus pour Matoury. Ce sera toujours ça de pris. Il ne nous restera plus que 15 kilomètres. A pied...
Débarquement à Matoury. Essais de Stop. Et ça marche immédiatement!
Une automobiliste "métro", la quarantaine souriante (ça change), ne se laisse pas impressionner par nos deux énormes sacs de courses et s'arrête pour s'enquérir de notre destination. Elle se rend à l'aéroport, à quelques kilomètres de là et nous propose de nous avancer un peu.
C'est une Marseillaise émigrée qui, en parlant abondamment, se déroutera complètement pour nous amener jusqu'à notre destination.
Et elle semble avoir vraiment très envie de bavarder:
"J'en ai marre de ce pays et de cette humidité.... Je m'envole demain pour l'Aveyron  où j'ai une maison de vacances. Cet été, je veux visiter la Bretagne. Je suis ici depuis moins de deux ans et je ne rêve plus que de métropole et de fraîcheur. Le climat d'ici ramollit tout. Supprime toute vigueur...
Ben dis donc!
On lui propose de venir boire un verre à bord. Elle refuse: « Rien que l'idée de monter dans l'annexe lui donne le mal de mer ». 
Enfin, elle admire malgré tout ce que l'on fait et nous confie que « son mari adore le bateau. Il tente bien de l'y entraîner, mais jusque là elle a résisté ».
Ce fût une rencontre bien sympathique. 
Vive le stop dirait François.

Les rencontres

...ne seront d'ailleurs pas légion...

Les bateaux au mouillage à Stoupan, sont habités d'équipages qui ont sur l'instant d'autres soucis que leur bateau et leur voyage. Le remplissage de la caisse de bord semble être le problème commun et cela peut être long: un, deux, trois ans. Certains, plus.
En attendant, nous avons l'impression, sur notre bateau de passage, d'être un peu des intrus. Seul un apéro avec un couple de suisses établis ici depuis deux ans et en attente de naturalisation française, nous permettra un contact avec cette population.
Heureusement, à côté de nous, un couple d'alsaciens, émigrés ici depuis dix ans et qui viennent de se mettre en préretraite, projettent pour septembre un départ en voyage sur un bateau qu'ils ont acheté ici et qu'ils préparent  activement. Nous établissons avec eux une relation que nous aurions aimé poursuivre.

Mardi, Anyvonne a l'occasion de parler un peu profondément avec une "vraie" Guyanaise. (Comprendre Créole) Celle-ci lui explique que les Guyanais sont très fâchés après le gouvernement « métro » qui ferme les yeux sur l'immigration locale. La frontière est soit carrément ouverte (Hmongs, Chinois, Libanais, Haïtiens), soit complètement "percée" pour les clandestins Surinamiens, Brésiliens.
En fait ce serait une politique menée de façon déterminée, pour mettre les "vrais" Guyanais en minorité.
A  Cayenne, il est vrai ,le commerce est largement dominé par les épiceries-bazar Chinois, les magasins de tissus et d'habillement Libanais et les marchands de légumes Hmongs. Autre son de cloche, émis par les métros établis ici de longue date: "C'est clair que les  émigrés bossent vraiment, et qu'il font tourner une économie autrement plus active  que les locaux."
Où est la vérité, sinon dans le fait que la coexistence de la tradition et du mouvement est difficile.

Un peu de tourisme en terre française (carte)

Afin de ne pas devenir chèvres au fond de notre rivière, nous louons une Twingo pour une semaine, avec un programme de visite du pays assez chargé....
Nous attaquons par le plus médiatisé: 

Kourou et son port spatial européen. 

C'est là, comme nul ne l'ignore, que se poursuit la réalisation de la superbe série télévisée: "Autant en emporte Ariane". Nous partons donc à la recherche des raisons d'un tel succès.
Le site fut créé ici en 1964 après avoir été choisi selon les critères suivants:
-Proximité de l'équateur (latitude 5° 3' nord)
-Large ouverture sur l'océan ( Possibilités de lancement vers le nord et vers l'est.)
-Absence de cyclones et de tremblements de terre.
-Faible densité de population
Des visites du site sont organisées tous les jours, en car. Nous n'aurons pas la chance d'assister à un tir. 
Nous ne verrons pas non plus de vraie fusée. Seuls quelques conteneurs dispersés sur le site contenaient les éléments non encore déballés de la prochaine fusée. Je ne sais quel problème amenait un retard considérable, mais il n'était pas prévu de tir avant fin Août. Heureusement nous verrons une maquette grandeur nature d'Ariane V qui permet de se faire une idée de la bête.
Anyvonne est agréablement surprise, c'est moins pire qu'elle ne le craignait. Elle ne s'est pas endormie et s'est même laissé intéresser par le baratin de nos accompagnatrices.
Gérard avait l'impression de se balader dans l'album de Tintin "Objectif Lune" avec en plus des hôtesses-guides bien plus sympathiques à regarder que le professeur Tournesol.
Pas de regrets donc. On est plutôt contents.
La prochaine étape sera beaucoup moins technologique. Ce sera la ponte des tortues Luths.

La ponte des tortues Luth

 Sur la plage des Hattes à Awala-Yalimapo
Le site se trouve à 260 kilomètres au nord ouest de Cayenne. C'est une plage qui s'étend sur 5 Kms entre les embouchures des fleuves Maroni et Mana, sur le territoire des amérindiens Katinas.
Elle connaît une réputation internationale, grâce à la ponte des tortues Luth. De ce fait on y constate une grande affluence touristique de mai à juillet, pendant la période de ponte et d'éclosion.
Après une nuit passée au gîte rural de Mana, nous arrivons sur la plage à 8 heures. Pas l'ombre d'une tortue... Par contre, quasiment toute la plage semble avoir été retournée au bulldozer. Et vu l'humidité du sable, cela s'est fait cette nuit. 
Renseignements pris auprès d'un membre de la mission locale du WWF, il vaut mieux venir de nuit et surtout au moment de la  marée haute. (La distance à couvrir par les tortues est ainsi moins longue)
Notre sang d'aventuriers ne fait qu'un tour et nous courons à St Jean du Maroni acheter le nécessaire: Des hamacs et des moustiquaires, pour nous installer cette nuit dans un carbet (sorte de hutte ouverte et dotée d'un toit de palmes) devant la plage et garder toutes nos chances d'assister au spectacle.
Le lieu est réputé pour concentrer presque tous les moustiques de Guyane. Nous nous couvrons donc des pieds à la tête et nous enduisons abondamment de produit répulsif, dès la nuit tombante. Après avoir installé nos hamacs, nous entamons notre ronde sur la plage, à guetter nos tortues.
Deux heures durant, nous verrons ainsi une demi douzaine de  tortues aux différents stades de la ponte. Le spectacle est fascinant et émouvant: Imaginez un monstre d'1 mètre 80 de long, pesant environ 500 kilos. Il remonte péniblement jusqu'en haut de la plage, centimètre par centimètre. Il creuse alors en ahanant, un énorme trou de 80 cm de profondeur, pour y pondre une centaine d'oeufs. Il faut encore reboucher le trou, tenter de le camoufler en égalisant le sable. Et enfin retrouver le chemin de la mer. 
Le retour vers la mer semble encore plus pénible que l'ascension de la plage. Les tortues paraissent épuisées. Certaines vont se perdre dans les dunes, avant de faire demi tour et de retrouver leur chemin. La ponte dure en moyenne une heure et demie.
Cette nuit, la chance nous sourira vraiment. En effet et c'est assez rare un soir de ponte, nous assisterons à l'éclosion d'une centaine de bébés tortues. Nous sommes vers la fin de la période de ponte et celle de l'éclosion commence à peine. C'est donc avec surprise et bonheur que nous découvrons à nos pieds ces minuscules promesses de monstres. Etourdiment, pour mieux voir, nous allumons une lampe torche et voyons la foule des nouveaux nés se précipiter vers nos pieds. C'est l'erreur à ne pas commettre. Les jeunes tortues, à leur sortie du nid, reconnaissent la mer à la lueur qu'elle reflète et se dirigent ainsi vers elle. Il nous reste à diriger la lampe vers la mer et la procession reprend le droit chemin.
Après ce spectacle somptueux, nous regagnons nos pénates. En l'occurrence nos hamacs sous leur carbet.
Une demi heure plus tard, Gérard et Anyvonne se consultent:
- Tu ne sens rien toi ?
- Si, on dirait que les moustiques nous piquent à travers le hamac
- Oui, c'est aussi mon impression
Il faut dire que nous sommes couchés tout habillés et que les bords de la moustiquaire sont bordés dans les hamacs pour que les moustiques n'y pénètrent pas (l'erreur à ne pas commettre...).
Une heure plus tard, la pluie commence à tomber et goutte à travers les palmes du toit.
G: - C'est sûr, les moustiques nous piquent à travers les hamacs. J'ai l'impression d'avoir les fesses comme un chou fleur.
A: - Moi aussi, pas loin. Et en plus on est tout mouillés. Si on rentrait au bateau ???
- Si tu conduis, moi je veux bien. Tu ne regretteras pas le réveil au lever du soleil sur cette plage "nature et découverte", façon grands aventuriers ?
- Non. Non, j'assume.
- Bon, alors on y va.
C'est donc sous une pluie battante, que nous regagnons la voiture. 
On ouvre le coffre et à la lueur de la lampe torche on peut voir un nuage de moustiques se précipiter à l'intérieur. La totale.
Soit on est trop vieux, soit on n'est pas encore au point, mais clairement on n'est pas encore prêt pour la grande aventure. Assumons donc.
Deux heures de route, deux de sommeil puis deux de route encore, et au petit matin nous arrivons au bateau. Fatigués mais contents.

La crique Gabriel 

Dans le vocabulaire d'ici, le mot crique désigne tout affluent d'un fleuve.
La crique Gabriel est une petite rivière qui débouche dans le Mahury à quelques cents mètres en amont du mouillage de Stoupan. C'est paraît il une belle promenade à faire en canot. Nous la ferons en annexe, en partant en fin de flux pour profiter de la renverse du courant au bout de notre exploration. 
Cette crique serpente au sein d'une magnifique forêt galerie, bordée d'arbres, souches et lianes superbes. Avant notre passage, la surface de l'eau est lisse comme un miroir et les racines qui se reflètent dans l'eau forment des dessins étranges et fascinants.
On cherche à apercevoir des animaux (serpents, félins, oiseaux) mais nous ne sommes pas au zoo et notre moteur fait sans doute trop de bruit. Nous ne voyons pas grand chose.
Pas de doute, le meilleur moyen pour ces promenades est vraiment le canoë kayak.
Nous verrons tout de même un paresseux, descendu le long d'un tronc, au ras de l'eau. 
Nous verrons aussi des papillons . Les "Morphos" sont de superbes papillons bleu métallique bien plus grands que "ceux de chez nous". Par endroit, ils pullulent le long de la crique. Enfin, nous, nous n'en verrons que quelques uns.
Brusquement, la crique sort de la forêt galerie pour serpenter à travers une plaine de marécages et de savane. La lumière nous inonde.
Nous voila près de la source de la crique, au pied de la montagne Gabriel qui est un lieu historique:
En 1712, Gabriel, un chef de bande d'esclaves évadés se noya au pied de cette montagne, en voulant échapper à un détachement de militaires qui étaient à sa recherche.
Vers la fin du 18ème siècle, Pierre Poivre (Alors intendant de l'actuelle île de la Réunion) introduisit sur ce site des plants d'épices (cannelle, muscade, poivre et girofle.) La chute des cours des épices plus l'abolition de l'esclavage mirent fin a l'exploitation. Il n'en reste plus trace.
On coupe le moteur et on savoure le silence et les chants des oiseaux dans la jungle. On redescend doucement, en se laissant dériver avec le courant qui s'est inversé. 
Heureusement pour nous qu'il s'est inversé, car quand nous voulons remettre au moteur, celui ci se met à fumer et clairement, le circuit de refroidissement ne fonctionne plus. 
Nous finirons donc à la "rame pagayante". Pas gai! (Elle est bonne non ?). 
La traversée finale du large fleuve Mahury, pour rejoindre le bateau, sera même assez pénible. Mais enfin, nous y arriverons. 

Les îles du Salut

Introduction

Le temps est venu de penser à remettre en route.

Deux journées seront consacrées aux derniers problèmes techniques, achats de bouteilles de gaz, courrier enfin arrivé, génois remonté, plein d'eau, téléphone, plein de vivres frais et c'est le grand départ. 
Il nous manquera juste le plein de Gas Oil. Il n'y en a pas au bord de la rivière et on ne peut pas en acheter au port de Dégrad des Cannes. Il faudrait donc aller en chercher par bidons, à une station service située à 10 Kms du mouillage. Et on a rendu la voiture.
On se passera donc de Gas Oil.
Et vive la voile, jusqu'à Trinidad, à 1500 milles d'ici.
Finalement, nous quitterons la rivière  le mercredi 23 juin, vers 14 heures avec le jusant. 
Pour entamer notre remontée, mais surtout pour aller visiter les îles du Salut.

Les îles du salut

Elles se composent de trois petites îles situées à 5 kilomètres au large de Kourou. Ce sont trois petits plateaux volcaniques situés sur la trajectoire des alizés, donc bien ventilés et aussi moins arrosés que le continent. Elles tiennent leur nom du temps où une épidémie ravagea la petite colonie qui prenait pied sur le continent. Les survivants trouvèrent leur salut en venant se réfugier ici.
L'évocation de ces îles reste très liée à l'histoire du bagne, qui dura 20 ans. Avec son installation et le travail des hommes, les promontoires rocheux se sont couverts de cocotiers, orangers, citronniers, manguiers et goyaviers.
Nous ne verrons cela que le jeudi matin, car nous arrivons de nuit et après avoir vainement cherché un alignement de deux feux rouges qui devait nous guider, nous mouillons vers 23 heures, à l'abri de l'île Royale. (En fait, nous sommes sûrement en France, mais nous sommes surtout en Amérique du sud, là où les feux ne sont pas fiables). 

L'île Royale

Un passé de "chef lieu" de bagne, un avenir d'hôtellerie ?

Le lendemain matin, nous débarquons en annexe et sommes accueillis par un gendarme sympathique, qui nous annonce gentiment que nous sommes mouillés dans la zone de manoeuvre de la barge qui ravitaille l'île. Tous les jeudis. Et qui doit arriver tout à l'heure.
Décidément, nous avons le chic pour arriver au bon moment: Les jours de fête quand tout est fermé, et les rares jours de passage des bateaux de desserte. Nous retournons donc à bord et partons mouiller, selon les conseils de notre gendarme, sous l'île Saint Joseph à deux ou trois centaines de mètres, juste en face.
L'après midi, nous revenons en annexe, visiter l'île Royale. C'est la plus grande île de l'archipel et c'était aussi le centre administratif du bagne. Les principaux bâtiments et résidences étaient établis ici: résidence du gouverneur et de tous les cadres, salle des fêtes et de réception, hôpital, entrepôts, boulangerie, ateliers, logements de prisonniers aussi.
C'est magnifique, verdoyant, accidenté, mais on sent aussi que c'est vraiment très chargé d'histoire et que l'on met ses pieds dans les pas de pauvres gens qui ont plus souffert ici, qu'ils n'ont admiré le paysage.
Les bâtiments du bagne qui menaçaient ruine sont réhabilités ou en train de l'être.
Les annexes de la résidence du gouverneur abritent une exposition intéressante sur le passé de l'île.
Un local qui devait être d'usage technique, abrite aujourd'hui un poste de gendarmerie. 
Nous venons le visiter pour nous acquitter des formalités associées au passage d'un voilier , ainsi que nous l'a demandé le gendarme déjà rencontré. En fait, nous interrompons la sieste du gendarme de garde qui nous reçoit torse nu (Nous sommes sous les tropiques). En fait, c'est un stagiaire qui nous apprend que le gradé est en patrouille et qui s'exécute des formalités. Malgré sa tenue peu protocolaire, il garde une attitude un peu raide, ainsi qu'un langage et un ton très service - service. Le décalage entre le vu et l'entendu est étonnant et amusant.
En sortant de la gendarmerie, nous traversons une grande place herbeuse et ombragée par de grands arbres, qui est peuplée d'agoutis. Ce sont de petits mammifères, qui ressemblent à un croisement entre de gros écureuils et des lièvres. Ils pullulent ici, où ils sont protégés. Cet animal participe à la zoochorie en Guyane. Il brise les fruits terriblement durs du courbaril, dont il se nourrit des graines. Inévitablement, il laisse échapper quelques graines qui peuvent ainsi germer et qui n'auraient jamais pu être libérées sans son intervention. C'est beau, non?
Mais il se met à pleuvoir. A la tropicale. Nous nous précipitons à travers la place, et nous engouffrons dans le bâtiment qui servait aux cérémonies et aux réceptions du gouverneur. Restauré, il a été affecté à un hotel-restaurant dont le bar sur terrasse couverte est accueillant et plutôt agréable.

A l'île Saint Joseph

...l'enfer est caché pas loin...

Le lendemain, nous irons nous promener sur l'île Saint Joseph. 
C'est un lieu magique. Sable blanc, cocotiers, eaux cristallines. On peut en faire le tour par un chemin de ronde bien entretenu par les légionnaires. Eh oui, c'est leur club de vacances à eux. L'île leur est prêtée par le CNES, pour leur servir de centre de détente. Ambiance BBQ, camaraderie virile, beaux musclés rasés. C'est le côté soleil. 
Le côté sombre: L'île St Joseph était le centre de réclusion. Les évadés, les fortes têtes, les punis de toutes sortes. Enfin tous les cas difficiles étaient enfermés ici. Ambiance. 
En s'éloignant du chemin de ronde et en pénétrant dans la forêt on découvre ce qui reste des "bâtiments de réclusion cellulaire". C'est sinistre et émouvant. 
La nature reprend très vite ses droits ici. Et la nature est particulièrement exigeante. Les bâtiments sont envahis, bouffés, étouffés par la végétation et ses racines monstrueuses: Jusqu'à 40 cm de diamètre, les racines! Elles s'insinuent, tournent, grimpent, disparaissent en haut d'un mur, réapparaissent en bas, de l'autre côté. Arpentent un couloir de 50 mètres de long, traversent un mur et disparaissent dehors. dans la jungle. 
Les bâtiments sont immenses. Des centaines de cellules, toutes identiques : un bas flanc et une table scellés dans le mur et c'est tout. En l'air, pas de plafond mais une grille au dessus de laquelle passait un chemin de ronde. Enfin on devine cela, dont on a vus des croquis à Royale, ici il n'en reste plus que des souvenirs : des murs qui s'écroulent et quelques moignons de ferraille rouillés.
On se perd un peu. On se sent oppressé par tout ce vert, toute cette humidité. Les pieds s'enfoncent dans 40 cm d'humus, de feuilles, de fruits écrasés et spongieux. La lumière filtre difficilement là haut.
On retrouve le chemin. Ouf! Le soleil est toujours là. Et la mer aussi, qui scintille sous le soleil, derrière son rideau de cocotiers, façon carte postale. On quitte l'atmosphère Indiana Jones pour celle plus souriante des paysages Club Med.
Enfin presque, parce qu'un peu plus loin, nous avons droit à une autre séquence émotion. Le chemin traverse le vieux cimetière. Une bonne centaine de tombes. Elles sont très délabrées mais il reste tout de même quelques stèles et inscriptions. Le cimetière était destiné aux membres du personnel pénitencier. Ou à leur famille. Les bagnards n'étaient pas enterrés, ils étaient immergés en mer. On mourait jeune ici. Je crois que nous n'avons pas vu une tombe mentionnant un mort de plus de 40 ans. 
Impressionnant.

L'île du diable

On l'aperçoit au loin. Elle est inabordable en bateau, pour cause de courants violents infestés de requins et de rivage constitué de grandes plaques de rochers noirs, très glissantes, sur lesquelles vient se briser la houle. Tout pour plaire.
Quand des lépreux l'occupaient, puis quand le capitaine Dreyfus y fut détenu, l'île était reliée à Royale par un câble sur lequel circulait une benne. C'était le seul moyen de transfert des prisonniers, de ravitaillement et de relève des gardiens.
La vie ici ne devait être facile pour personne.
Au bout du chemin, le bateau. Ouf!

Nous pourrons, nous aussi, nous évader d'ici

Le 26 juin nous remettons en route. Le vent est plutôt nord est, et c'est bien dommage car nous voulons nous éloigner de la côte, en faisant du nord, justement. Et donc, près serré au "nord nord ouest" pour 24 heures au moins.
A peine les îles du Salut se sont elles éloignées que nous apercevons, à 1 ou 2 milles sur notre avant, une procession d'objets bizarres qui viennent à notre rencontre. Les jumelles nous révèlent des bateau en pêche, dotés de grands tangons qui tirent des dragues à crevettes. Nous en voyons 5 ou 6 qui se suivent en file à environ 1 mille de distance. Cela leur donne une allure d'insectes processionnaires. Notre allure nous rapproche très doucement  et la dérive aidant, nous constatons que nous faisons une route quasiment parallèle. Chaque fois que nous croisons un de ces bateaux, un autre apparait à l'horizon. Nous en verrons ainsi une bonne trentaine dans la journée.
Pour éviter de passer la nuit dans cette compagnie, nous décidons dans l'après midi de virer de bord et de croiser franchement cette procession . Cela nous fait faire un peu de sud et beaucoup d'est, mais le soir tombé, nous pourrons  nous remettre sur la bonne route sans plus voir aucun bateau de pêche. La veille sera plus calme.
Les souvenirs de "Méaban" et surtout de "Galapiat" hantent nos quarts de veille.
Le lendemain nous mettrons progressivement de l'ouest dans notre cap, pour nous situer à environ 80 milles des côtes du Suriname, sur la route directe de Tobago. 
Avec 7 jours de navigation en perspective, sans difficulté particulière prévue.